NAYAC : Le soleil va t’il se lever dans les bras du ciel ?

 

 

 

« C’est l’histoire d’un vieil homme qui sent sa dernière heure arriver. Il demande à ses deux aînés de lui apporter le fruit du travail qu’ils ont réalisé pendant ces dernières années. Le fils aîné arrive avec tout un troupeau de vaches et de chèvres. Le deuxième fils arrive avec une grosse et lourde pierre ronde.

Le vieillard demande alors à son fils : « mais que comptes-tu faire avec cette pierre ? »

Le fils lui répond : « sur cette pierre, pourront s’asseoir tous les gens qui, avant de partir sur le chemin veulent s’arrêter un moment pour réfléchir… ou alors cette pierre pourra servir de dépotoir, de lieu où l’on jette les ordures »

« Très bien », dit le vieillard, « c’est donc toi qui sera le nouveau chef de famille »

Il est important qu’avant de s’en aller, le chef de famille choisisse la bonne personne pour prendre sa relève car ce sera à son successeur de s’occuper de toute la famille et du plus jeune des fils »… Réfléchis bien à cette histoire pendant ton trajet en avion » …


 

 


Nous sommes à Ouagadougou, Burkina Faso. Le « pays des hommes intègres », dit-on. Quelques jours plus tôt, c’est Ibrahim qui m’avait conviée à m’asseoir sur cette pierre philosophale africaine. Pierre qui, pour l’occasion, prenait la forme d’un simple banc en bois : « Assieds toi là ! ici, en Afrique, il faut s’asseoir pour prendre le temps de se parler et se comprendre. On ne peut pas se parler debout »… Ma première réaction d’occidentale toujours pressée et un peu sur ses gardes : « Non non, je préfère rester debout » n’a pas résisté longtemps au franc sourire et au regard brillant de celui qui me faisait une place à côté de lui. Debout, on est toujours prêt à fuir, tel le cheval qui ne se couche jamais pour pouvoir à tout moment échapper à ses prédateurs. Je réalisais soudain que le syndrome de la « fuite en avant » était peut-être un syndrome somme toute typique de nos sociétés dites « développées » et que si je voulais rencontrer l’Afrique, il fallait essayer de le soigner !

« Nous ne sommes jamais allés à l’école, alors on aime bien parler avec les blancs pour apprendre le français : c’est ça la francophonie. On a appris à lire grâce à des gens qui passaient et qui nous ont montré. Il n’y a que les montagnes qui ne se croisent pas. On aimerait bien apprendre à écrire, maintenant. Ce serait bien si la francophonie organisait aussi quelque chose pour que vous nous appreniez à écrire quand vous venez. Tous les moutons se ressemblent, mais ils n’ont pas tous le même prix. La plupart des gens qui viennent et dorment dans les hôtels climatisés ne traversent même pas la rue pour venir nous voir. Pourtant, on se complète.

Nous, on est des artistes. Pour vivre, on fait des batiks, des instruments de musique, des objets en cuir ou on teint le tissu. On se regroupe ici pour vendre nos travaux. Tous les après-midis, à 16h, on se retrouve et on s’entraîne à jouer de la musique. Il faudra que tu viennes nous voir et écouter jouer. On apprend aussi la musique aux enfants pour éviter qu’ils restent dans la rue à ne rien faire. On a créé une association. On peut t’y amener, si tu veux, c’est un peu plus loin, dans le ghetto ».

 

La fraîcheur et la sérénité qui règnent au sein de la case de NAYAC contrastent avec la chaleur brutale du « ghetto » qu’il faut traverser pour l’atteindre. Ici, on se déchausse puis on s’assied sur un tapis mais on n’a déjà plus envie de fuir. Ici, c’est Mohamed qui parle. Didier, Ibrahim et d’autres membres de NAYAC écoutent. Ils restent silencieux, mais on lit sur leur visage qu’ils ne perdent pas une parole de mes questions trop pressées d’en savoir plus, et du discours parabolique et imagé de Mohamed.

 

« En 1999, j’ai rencontré Brahima et quelques autres. Des anciens nous avaient appris à jouer la musique et à fabriquer des instruments. Mais un jour, on s’est demandé « qui va transmettre tous ces savoirs quand nos maîtres vont mourir ? » De nombreux jeunes, aujourd’hui, ne s’intéressent plus à la musique ni aux arts et savoirs traditionnels. Beaucoup ne savent plus vraiment quel est le sens de leur vie. D’un autre côté, les gens qui ont fait des études veulent gagner de l’argent, vivre dans des maisons climatisées, mais ils oublient toutes les traditions et les savoirs africains. Alors, on a créé NAYAC. On a envie de faire vivre des traditions africaines. Que les enfants les apprennent et les fassent vivre à leur tour, et que les gens d’autres continents du Monde les connaissent aussi. L’Homme est un caméléon. On n’a pas la même couleur de peau, mais on est tous cousins. On est tous africains. NAYAC, ça veut dire Nouvelle Afrique, jeux Arts et Culture. Ca veut aussi dire « venez ». On joue de la musique ensemble et on apprend aux enfants à jouer. Il ne faut pas qu’ils restent dans la rue à ne rien faire. Les enfants, c’est aussi eux qui vont prendre notre place demain. Il faut qu’on leur transmette ce que nos maîtres nous ont appris. »


 

-         Et vous, vous êtes déjà des « maîtres », pour les enfants ? Comment devient-on maître ?

-         Là, c’est Ibrahim qui répond : « On ne devient pas maître, on est juste soi-même. C’est les autres qui, plus tard, quand ils parlent de quelqu’un disent qu’il a été son maître »…

 

Sage réponse dont nous aurions beau jeu de nous inspirer : ce sont les élèves qui désignent leur « maître », en fonction de ses qualités techniques et humaines, de la qualité des savoirs qu’il a transmis. Savoirs qui ont d’ailleurs été transmis de façon spontanée : ici, tout « ancien » peut avoir quelque chose à apprendre à un plus jeune. L’inverse est cependant inimaginable : un jeune ne peut se permettre de donner des leçons à un « grand frère » ou à un « grand-père ». Ce système hiérarchisé (selon l’âge) de transmission des savoirs limite l’émergence d’un débat contradictoire qui faciliterait le renouvellement des connaissances. Mais, paradoxalement peut-être, ce sont les plus jeunes, les élèves, qui « jugent » si quelqu’un est un « maître » ou non, si la connaissance qu’il a transmise est digne d’être utilisée et transmise à son tour… Système bien différent du nôtre où ce n’est pas l’age qui est un critère pour savoir si quelqu’un peut enseigner à quelqu’un d’autre, mais le diplôme et souvent la « spécialité ». Ainsi, il faut être un « spécialiste » d’un domaine pour pouvoir enseigner et ce sont des « professeurs » (qui professent et profèrent, mais maîtrisent-ils vraiment leur sujet et la relation de transmission des savoirs ?), qui décident si quelqu’un peut être jugé digne d’enseigner ou pas. On ne demande jamais à l’élève de juger les qualités pédagogiques de son professeur et l’utilité de ce qui lui a été enseigné : ce sont toujours des enseignants qui évaluent leurs élèves et jugent de leur aptitude à donner à leur tour des leçons à d’autres élèves (alors même que ceux qui jugent ne bénéficient pas de l’enseignement de celui qui est jugé !). De plus, « l’enseignant » est souvent cantonné à sa fonction d’enseignement, contrairement au « maître » africain qui est quelqu’un d’expérimenté dans un domaine donné et qui, en plus de sa fonction, va transmettre ses savoirs.

 

 

-         Et le gouvernement, il vous aide ?

-         « Le gouvernement, il nous a donné des papiers qui disent que NAYAC est bien une association déclarée officiellement, regarde ». Ca nous aide pour montrer aux gens comme toi qu’on peut nous faire confiance. Des fois, le centre culturel français ou d’autres organismes officiels nous invitent pour que nous jouions à des concerts. Mais ce n’est pas là qu’on trouve l’argent pour faire vivre NAYAC. Pour ça, les artistes de NAYAC fabriquent des objets que l’on ne trouve qu’ici. On les vend à des gens comme toi qui viennent jusqu’ici et veulent nous aider. La moitié revient à l’artiste et la moitié est pour l’association. Chacun peut nous aider à sa façon. Par exemple, un allemand nous a enregistré en concert et il nous envoie des CD et des cassettes quand on en a besoin. L’argent ne se mange pas. Mais on a plein de projets et on ne peut pas réaliser car on n’a pas de moyens. Mais vouloir, c’est pouvoir. On va les réaliser un jour. Par exemple, pour l’instant, les différents ateliers sont tous dispersés dans la ville. On aimerait pouvoir tous les rassembler ici. « 

 

-         Tiens, vous faites aussi des Djembés avec du métal ?

-         On n’aime pas couper les arbres pour faire de la musique. Il y a un village où tous les arbres ont été coupés pour fabriquer des objets avec le bois. On aimerait bien pouvoir replanter des arbres là-bas. C’est un autre de nos projets pour lequel il faudrait des moyens. Beaucoup d’entre nous sont nés au village et ont été bergers ou cultivaient la terre quand ils étaient enfants. On aime la nature. L’homme est un caméléon et on s’adapte où on est, mais on aimerait entendre le chant des oiseaux le matin.

 

Les quelques phrases dessinées sur les murs de la case de NAYAC résument mieux que ne saurait le faire cette retranscription infidèle du langage imagé de ses membres :

« L’humanité » « One aim : sauver l’Afrique, One destinée, One god, love »

« Si ont savait ce que disait chacun personne aurait parlé à personne »

«  La souffrance devrait aboutir à quelque chose de vrait et positif »

 

les petits ruisseaux font les grandes rivières. Le défi auquel s’attelle NAYAC semble crucial pour une Afrique déchirée entre une modernité, basée sur des repères et des valeurs qui ne sont pas les siennes, et une tradition fondée sur des savoirs et des cultures orales riches et complexes qui n’évoluent pas au même rythme que le mode de vie de ses habitants (« un pas en avant, dix pas en arrière » dit-on au Burkina).  Entre les deux, bon nombre de jeunes ont du mal à trouver leur place et un sens à leur vie. Le système économique africain n’est pas capable actuellement de fournir à chacun un revenu suffisant et une stabilité professionnelle. Le mode de pensée que le « développement économique » véhicule, orienté par une « rationalité économique » unique (selon ce modèle, chaque individu, dénommé « agent économique » est supposé n’avoir qu’un seul objectif, quantifiable : maximiser son propre bénéfice économique), montre ses limites pour orienter les décisions d’êtres humains dont les cultures comportent de nombreux aspects « irrationnels » (fétiches, gris-gris, histoires de famille, etc.) et qui accordent une part beaucoup plus importante à tout ce qui n’est pas quantifiable : sentiments, art, parole, etc. D’un autre côté, l’attrait de la modernité, avec son confort matériel séduit de nombreux jeunes qui en délaissent leurs cultures et sagesses traditionnelles. Entre une jeunesse qui s’occidentalise et des modes de vie ancestraux, une association comme NAYAC essaie de trouver un équilibre, d’aider des jeunes à trouver un chemin entre modernité et tradition pour mieux comprendre le sens de leur vie. A leur échelle, ils s’efforcent « d’associer positivement la force villageoise à la jeunesse des villes ». Leurs paroles et musiques expriment cela mieux que tout texte écrit.

Dans nos sociétés occidentales, là-même où elle a trouvé son origine, la rationalité économique montre ses limites en laissant de nombreuses personnes dans une situation de malaise et de désorientation sur de nombreux plans (spirituel comme matériel). On n’y compte plus le nombre de personnes qui dépriment ou compensent un manque de sens et de repères par des attitudes extrêmes qui peuvent aller de l’adhésion à une secte jusqu’à une « surconsommation » frénétique de biens matériels. Si de telles attitudes peuvent conduire au surendettement de ceux qui les expérimentent, elles ne comblent jamais le manque spirituel de l’acheteur. Il semble urgent de se souvenir de l’essentiel, comme l’a préconisé Edgar Morin[1] dans son rapport sur le débat de l’énergie. Du colonialisme à l’aide « humanitaire » en passant par les missions « d’experts », nous, « occidentaux »,  nous sommes souvent placés dans une logique où nous aurions des leçons ou des conseils à donner aux populations africaines. Il est aujourd’hui temps de considérer que nous avons également beaucoup à apprendre de ces êtres humains qui sont passés par des souffrances physiques et mentales dont ils ont su dégager ce qui est véritablement « essentiel ». Une initiative telle que celle de NAYAC montre qu’il est possible de trouver, ou tout au moins de chercher, des chemins intermédiaires pour envisager comment nos deux cultures pourraient se compléter et s’enrichir mutuellement plutôt que de s’affronter ou s’ignorer.

 

 

 

Natacha Gondran, avec la participation de Mohamed Nignan pour les contes et Ibrahim Sawadgo pour les proverbes

 

L’association NAYAC recherche des partenaires pour mener à bien ses nombreux projets.

Pour la contacter: nayac_b@yahoo.fr

NAYAC

10 BP 13732 

Ouaga 10 

OUAGADOUGOU - BURKINA FASO

Ou prendre contact avec Natacha Gondran : gondran@emse.fr

 



[1] « A force de sacrifier l'essentiel pour l'urgent, on finit par oublier l'urgence de l'essentiel. » E. Morin. Cité dans E. Besson. Une stratégie énergétique pour la France. Rapport sur le débat national sur les énergies. Octobre 2003. Disponible sur http://www.industrie.gouv.fr/debat_energie/site/pdf/rapport-besson1.pdf